samedi 7 mai 2016

"D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds" : une fresque familiale et sociale islandaise emplie de poésie et de reflexions philosophiques

D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds est un magnifique roman islandais, une fresque familiale et historique comme aiment tant les écrire ces habitants de cette île du grand Nord, une juste peinture sociale de trois époques différentes avec une puissante dimension poétique et philosophique. Dans ce roman, au gré des chapitres, s’entrecroisent 3 récits, 3 lieux et 3 époques : "Keflavik 1980", "Keflavik aujourd'hui" et "Norðfjörður jadis".


Tout d'abord, le narrateur relate l'histoire de son ami Ari, la cinquantaine qui, après quelques années d'exil au Danemark, revient en Islande pour voir son père, très malade. Son passé refait alors surface : sa vie d'avant, sa rupture avec son ex-femme, ses enfants, ses rêves d'être un jour un poète reconnu qui se sont peu à peu éloignés... Il est confronté à ses erreurs, ses regrets, ses remords. De retour au pays, il retrouve la froideur du climat islandais, la culture et les traditions de son pays d'origine, ses "amis" d'enfance et autres connaissances perdues de vue depuis si longtemps. Et bien sûr son ami de toujours, le narrateur de l'histoire (dont le nom n'est d'ailleurs jamais dévoilé tout au long du roman.)

Ensuite on suit l'histoire de ces deux même amis lorsqu'ils étaient adolescents à la fin des années 1970 et dans les années 1980 dans la péninsule de Reykjanes, à Keflavik, "l'endroit le plus noir d'Islande" (D'ailleurs, pour y avoir été, je confirme : on y voit d'immenses champs de lave à perte de vue et par moment on se croirait sur la lune !) Le narrateur porte un regard à la fois dur et nostalgique sur cette époque : leurs premiers émois amoureux, la découverte de la sexualité, la musique américaine, la culture dure et machiste dans laquelle il était difficile de s'émanciper...
Le contexte social y est dépeint très justement : la mise en place des quotas de pêche, la base américaine à la fois détestée par les islandais, peuple pacifique, qui considérait cette présence étrangère sur leur sol comme une intrusion mais qui profitait toutefois de la source d'économie qu'elle apportait au pays. (Le sujet de cette base américaine qui siégeait à Keflavik de 1951 à 2006 est source d'inspiration pour les écrivains islandais, par exemple, elle en est même le sujet principal dans le dernier roman policier de Indridason L'opération Napoléon) Est aussi abordé dans ce roman la construction de l'aéroport de Keflavik dans les années 1980 et l'ouverture sur le monde, la volonté de se faire bien voir de l'Europe et des Etats-Unis...

Enfin, on est plongé dans l'histoire des grands-parents d' Ari, Margret et Oddur qui vivaient dans les fjords de l'Est au début du XXème siècle. Margret éleva seule cinq enfants dans des conditions souvent difficiles et Oddur, capitaine de bateau de pêche, partait dès fois plusieurs semaines en mer laissant seule sa famille dans l'inquiétude et sa femme dans une profonde solitude. Le frère de Margret, Tryggvi et meilleur ami d' Oddur était un poète rêveur et profondément humaniste. C'est sans doute de cet oncle qu' Ari a hérité de son goût pour la poésie.

D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds est une fresque familiale, historique et sociale pleine de mélancolie avec moult réflexions philosophiques sur le sens de la vie et le poids de l'existence et une once de poésie. On est pleinement immergé dans la culture islandaise avec quelques éléments phare de cette culture : la tradition de la pêche, le goût pour la musique, (toute une réflexion à ce sujet, cf quelques citations plus-bas) les aptitudes à la littérature et à la poésie...

Ce roman est superbement écrit. Certes, il faut dès fois s'accrocher car certaines phrases sont si longues qu'ils faut les relire plusieurs fois pour s’imprégner de leur sens, mais d'autres sont de jolies citations philosophiques que j'ai apprécié relire pour le plaisir. (ci-dessous les plus belles citations retenues dans ce livre, pour vous donner une idée du style d'écriture.) J'ai trouvé qu'il y avait quelques longueurs dans le récit, mais dans l'ensemble ça reste un bon roman que tous les amoureux de l'Islande devraient apprécier !


Citations extraites du roman :

"Souvenez-vous tout comme moi que l'homme doit avoir deux choses s'il veut parvenir à soulever ce poids, à marcher la tête haute, à préserver l'étincelle qui habite son regard, la constance de son coeur, la musique de son sang - des reins solides et des larmes." p 67

"Ari et moi avons pour point commun, parmi tant d'autres, de ne jamais porter de montre, cela occasionne une gêne au poignet et donne l'impression d'être menotté par le temps." p 70

"La nature profonde du chasseur opposée aux aspirations de l'esthète, faut-il s'étonner que l'être humain soit à ce point contradictoire, sachant que nous ignorons précisément, voie entièrement, qui nous sommes, pas plus que nous ne savons comment nous voulons être, éternellement tiraillés entre deux pôles, sommes-nous ce coup de fusil ou cet espoir limpide qui prend son envol - à moins que nous ne soyons à la fois le chasseur et la proie?" p 75

"Et pourtant, que savons-nous des règles élémentaires? Quelle est la profondeur de l'Univers, et pourquoi certains rêves atteignent-ils les planètes les plus lointaines du système solaire, pourquoi pénètrent-ils si profond au sein d'une dimension qui échappe à notre entendement? Pourquoi la majeure partie de l'humanité croit-elle en ces histoires que racontent les religions alors que ces dernières s'opposent aux règles élémentaires de la logiques, aux preuves avancées par les sciences ?" p 78

"Les jours n'avaient pas tardé à l'attacher à un poteau et à le cribler de balles, armés de quatre fusils : regret, remords, honte et désespoir." p 135

"Puis vient la nuit. Avec sa besace emplie de ténèbres de janvier et d'étoiles qui scintillent comme autant de souvenirs lointains du ciel, elle vient avec les rêves qu'elle distribue en toute justice et en toute injustice. Vient la nuit de janvier, si lourde et si profonde que celui qui s'éveille en son sein et jette un regard au-dehors est persuadé que plus jamais le soleil ne poindra dans cet univers de ténèbres et d'étoiles." p 181

"[...] l'auteur y décrit la cupidité comme un trou noir pour l'être humain. Il ajoute que celui qui veut diriger le monde doit avant tout parvenir à nous convaincre que nous méritons d'avoir plus aujourd'hui qu'hier. La recette du pouvoir consiste à nous rendre insatiables. A nous transformer en drogués." p 245

"Chaque être humain éprouve sans doute le besoin de s'offrir de temps à autre un écart de conduite, de rompre avec la routine du quotidien, le besoin d'agir en irresponsable, d'être libéré de tout, l'insouciance a le pouvoir d'adoucir la fatigue et de rectifier les multiples dérives de champs magnétique qui sont l'apanage de la vie : celui qui ne s'autorise jamais le moindre écart perd peu à peu le contact avec sa voix intime." p 262

"Normal, c'est exactement ce que j'essaie de t'expliquer : cela revient à dire, tu dois voir le monde comme je veux qu'il soit. N'avons-nous pas tous repris plus ou moins à notre compte cette, comment dire... cette violence, cette étroitesse d'esprit? Voulons-nous vraiment comprendre autrui? Tentons-nous ou plutôt avons-nous réellement envie de comprendre ceux qui sont différents, ceux qui se détachent de la masse quelle que soit la manière, sans doute que non, car il est tellement plus facile de juger que d'essayer de comprendre. Nous nous simplifions l'existence en déclarant, cette façon de faire ou de penser n'est pas normale, et je la condamne ! Comme si le fait de condamner les autres nous rendait réellement la vie plus facile - tu n'as jamais remarqué ça? Qui n'aurait pas envie d'une vie plus confortable? Mais voilà, qu'est-ce qui est normal, qui a le droit d'en juger, le mot ne recèle-t'il pas une incroyable violence- normal? N'est-ce pas simplement une cage d'acier qui nous enferme tous? Qui enferme notre vie? Une cage d'où jamais on ne peut s'échapper? Sauf en buvant, conclu-il. " p 265

"Un monde sans musique est comme un soleil sans rayons, un rire sans joie, un poisson sans eau, un oiseau sans ailes. Cela revient à être condamné à un séjour sur la face caché de la lune, avec vue sur les ténèbres et la solitude." p 319

"Peu importe le nombre de langues que nous apprenons, la discorde, les préjugés et les malentendus semblent ancrés au corps du langage lui-même, tapis comme autant de mauvaises herbes au creux des mots ; sans doute n'allons-nous vraiment vers l'autre que par la musique. C'est là que demeurent nos rêves, notre désir d'une vie meilleure, d'un monde plus beau, le rêve de pouvoir nous arracher à nos défauts, notre jalousie, notre instabilité et notre vanité." p 365

"La musique a le pouvoir de dissiper les ténèbres, de nous arracher à notre tristesse, à nos angoisses, à notre pessimisme et de nous insuffler la joie de vivre, le bonheur d'exister, d'être ici et maintenant ; sans elle, le coeur de l'homme serait une planète sans vie." p 367

"La vie de l'être humain est au mieux constituée de quelques notes isolées qui ne forment aucune mélodie, des sons engendrés par le hasard, mais pas une musique [...]" p 371

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